Par Klaus Bolding
(Tiré de La prise en passant, vol. I, no 1, automne-hiver 2015-2016)
Le but de cette intervention est d’apporter des précisions sur le jeu d’échecs en tant que sport et en tant que pratique. La notion de vertu semble peut-être étrange, mais elle n’a pas à l’origine la connotation morale qu’elle possède aujourd’hui. Le mot vient du grecque arèté, qui désigne une certaine excellence. C’est ainsi qu’Homère parle de l’arèté des jambes d’un coureur par exemple. L’arèté des jambes est alors la force et la vitesse. La notion désigne d’abord l’excellence physique, mais c’est une question importante de savoir, s’il existe une certaine excellence de l’esprit et si les échecs sont une forme d’excellence de l’esprit.
D’abord : est-ce que les échecs sont un sport ? On ne connaît pas bien l’origine du sport, mais on en connaît plus sur les jeux olympiques. On compte ces jeux à partir de 776 avant J.C., où la seule épreuve était celle du stade, c’est à dire une course à pied d’environ 192 mètres. C’est d’ailleurs une erreur de parler des jeux olympiques et penser aux sports, tant les épreuves étaient comprises dans une fête religieuse, où il y avait des concours musicaux également. Après cette unique course à pied allait s’ajouter dans les concours suivants, la course du double stade, une course appelée course lente qui bientôt disparaissait du programme, et le pentathlon qui comprenait cinq disciplines : la course à pied, le lancer du disque, le lancer du javelot, le saut en longueur et la lutte. Le programme des jeux de 520 avant J.C. (un programme qui allait se répéter) comprenait en outre la course avec armes, le pugilat, la course de char, le combat de pancrace et la course de chevaux.
À quoi correspondent ces disciplines ? Elles ont toutes quelque chose à voir avec le guerrier, le bon combattant. Si les jeux olympiques étaient une fête religieuse, ils étaient aussi une trêve des combats éventuels et pendant une période, la course avec armes, bouclier, lance, casque était la dernière discipline afin de signifier la fin de la trêve.
Le pugilat était en outre une sorte de simulation de combat, dans le sens où la main gauche servait à riposter, la main droite pour frapper des coups, tandis que dans le vrai combat la main gauche portait le bouclier et la main droite le glaive. Le pancrace était un autre sport de combat plus violent et parfois meurtrier.
Les disciplines ont un autre sens. La course à pied, le saut et le lancer de javelot sont des gestes assez simples. C’est à la notion de geste qu’on peut revenir pour demander la valeur du jeu d’échecs. Le geste est un mouvement simple et naturel, naturel dans le sens où le saut en arrière, la course à pied à reculons etc. n’ont jamais été des disciplines olympiques. La natation et le bowling, une activité très vieille implique également le geste.
D’autres sports utilisent des objets. Le vélo et le sport automobile ont le même but que la course à pied et un coureur automobile dirait que l’auto est comme le prolongement du corps. Le tir n’a certes pas le même but que le javelot, mais le pistolet est aussi comme le prolongement du corps, dans ce qu’on vise avec les yeux et on s’imagine atteindre le but.
La gymnastique implique en partie des mouvements qu’on pourrait dire naturels, bien que les contorsions qu’on trouve dans la gymnastique moderne sont un beau développement de ce qu’on peut arriver à faire avec le corps et quelques disciplines de la gymnastique à outils montrent une autre signification du sport : celle de surmonter des obstacles, de les utiliser pour exprimer le corps.
Il existe également des sports de balle et les sports de la nature, comme la voile ou l’alpinisme où il s’agit de vaincre des obstacles de la nature. Qu’on parle de l’athlétisme, sport de combat ou sport de la nature la signification est soit d’arriver aux limites du corps, de vaincre l’ennemi ou de vaincre la nature.
Peut-on alors imaginer les échecs comme un sport ? On ne trouve guère de définitions de sport qui ne place pas le corps au centre. M. Bouet le dit ainsi : « Le sport implique précisément avant tout une activité corporelle manifeste extérieurement déployée, où l’accent est précisément mis sur les pouvoirs, la vitalité, l’efficacité du corps humain ».
Il y a bien sûr dans chaque sport une activité de l’esprit, parfois elle est même déterminante pour le résultat. On fait de la psychologie sportive, on demande au sportif de se concentrer et de se montrer ferme et volontaire, d’avoir l’esprit de détermination, etc. Néanmoins, on peu très bien imaginer l’existence d’un haltérophile sourd-muet, d’un coureur de vélo simplement bête et d’un nageur sans idée. Dans les faits les disciplines du sport des handicapés existent aussi.
Pourtant, que peut-être un exercice naturel de l’esprit, un geste de l’esprit ? Et comment en faire une sorte de compétition et mesurer l’excellence ? Si on fait une classification des activités de l’esprit on en trouve une multitude : la pensée, l’imagination, le traitement des choses perçues, la mémoire, la compréhension, etc. Il y a en outre une partie dont on est conscient, une autre non. Une partie peut influencer avec la volonté, une autre non.
Un geste de l’esprit pourrait être la mémoire. On peut en effet argumenter pour la mise en place d’une discipline sportive qui aurait la mémoire au centre. Se rappeler ou se mémoriser quelque chose est assez naturel comme activité de l’esprit et les manières de l’évaluer existent. Et pourtant cette discipline n’existe pas et on hésiterait à appeler une telle activité un sport.
Mais pourquoi ? Dans le sport automobile, l’activité physique semble assez réduite : le coureur tourne le volant et pousse des pédales. On demande bien aux coureurs d’être en bonne forme physique, mais c’est aussi parce qu’il fait chaud dans les machines. L’effort fourni est en outre en grande partie psychique : il faut être concentré et savoir réagir vite.
Dans le tir au pistolet l’effort est encore moindre. Il est peut-être moins que l’effort physique du joueur d’échecs.
On peut alors se demander : pourquoi le tir au pistolet est-il devenu un sport et pourquoi pas l’imaginaire sport de la mémoire ? Le tireur de pistolet doit être en bonne forme physique, mais comme on le sait, c’est aussi le cas du joueur d’échecs de haut niveau.
Il y a donc d’autres critères pour déterminer ce que c’est le sport, si des tels critères existent. Il ne faut probablement pas chercher le critère dans l’activité elle-même, sans tenir compte des idéaux sur le bon citoyen, le bon guerrier, sur la formation de l’adulte complet, sur l’hygiène du corps et de l’esprit. Le tir en est un bon exemple : il faut savoir chasser et rester calme. On peut d’ailleurs remarquer qu’il y a une tendance contemporaine à vouloir faire accepter n’importe quel sport comme discipline olympique et de faire valoir n’importe quelle activité comme sport.
Lorsque Coubertin faisait renaître les jeux olympiques, il avait des idéaux de l’antique, qu’on trouve aujourd’hui, mais qui ne gouverne plus l’idée olympique. Les idées du bon sportif et de l’utilité du sport changent tout le temps et on pourrait imaginer, par exemple, le tir perdre son statut de sport dans d’autres sociétés plus pacifiques. Les idées du bon entraînement, du beau corps, de l’éducation physique changent aussi. Il existe une variété des activités qui se situent entre le sport et l’éducation physique, et la ligne de démarcation n’est plus claire. Les gymnastiques des masses qu’on trouve au Japon et en Chine ont certes un caractère spirituel, mais il suffit de peu pour en faire des vrais sports. Il suffit probablement que les adeptes le veuillent, et fassent des institutions et des compétitions. Le yoga et le tai chi pourraient devenir des sports. Parfois il y a des activités de combat très violentes qui voient le jour et on ne les appelle pas des sports uniquement à cause de la violence marquée. Mais ce refus ne se réfère pas à l’activité, mais est guidé par d’autres considérations.
Bref, pour considérer une activité comme un sport, il suffit probablement qu’elle soit un peu physique, que les compétitions existent, que les adeptes fassent pression pour le faire accepter comme sport et qu’elles ne soient pas complètement en faux contre les idéaux de la culture.
Les raisons pour lesquelles les échecs viennent d’être considérés comme sport, par le ministre en France, tiennent dans ces aspects. Si on demande aux professeurs d’écoles ce qu’ils pensent du jeu, ils disent que les échecs ont une valeur pédagogique. Les échecs apportent tout simplement quelque chose aux écoliers. C’est curieux, car cela signifie aussi que les échecs ne portent plus l’image des vieux jouant dans les cafés, comme ils jouent à d’autres jeux de hasard. Dire que le jeu d’échecs a une valeur dans le développement du jeune n’est pas encore le considérer comme sport, mais le ministre a sauté le pas, sous la pression de la FFE et en voyant l’organisation du jeu.
Mais quelle est la valeur pédagogique et intrinsèque du jeu d’échecs ? De Groot a mis en avant plusieurs aspects de la pensée échiquéenne :
- Le jeu d’échecs est sans mots, la pensée est visuelle.
- Le joueur pratique la méthode des tentatives répétées pour trouver le bon coup.
- Pour trouver le coup à jouer il faut faire des essais infructueux.
- L’information disponible pour le joueur est incomplète. Il y a des situations de mat et de gain technique, mais le choix à prendre s’effectue sur la base d’un calcul qui n’est pas complet, les possibilités étant infinies.
Les deuxièmes caractéristiques sont valables pour les formes de problèmes qui ont été valorisées à l’école depuis les années 70, je crois. Il y a en fait une mise en avant du problème, qui n’est pas comme le problème mathématique où il suffit de calculer, mais des problèmes où on demande à l’enfant de trouver la bonne méthode pour résoudre le problème et s’il trouve la solution aussi, tant mieux. L’enfant doit donc procéder par des essais, par des manières différentes d’aborder le problème afin de les tester ensuite. C’est cet aspect du jeu d’échecs qui a fait changer la réputation du jeu d’échecs à l’école et qui probablement a contribué à faire considérer le jeu d’échecs comme élément bénéfique dans le développement de l’enfant et ensuite comme sport possible, tant le sport et l’éducation restent entremêlés.
Si l’on ne regarde que les trois aspects, on pense, dans le milieu sportif, plutôt au coureur d’orientation qui doit trouver des postes placés dans la forêt. Il doit visualiser la course et procéder par des essais également, en utilisant des informations trouvées sur le terrain.
À quels idéaux pourrait correspondre le jeu d’échecs dans la vie réelle ? Certainement pas au guerrier. Peut-être le statut de sport donné aux échecs signifie-t-il un changement radical de l’idée du citoyen, de l’homme complet ou peut-être signifie-t-il que tout peut désormais devenir sport.
Il ne semble pas que le bon joueur d’échecs correspond à une figure mythique ou héroïque. Le sportif, lui, correspond au moins à une figure héroïque, par les efforts de se surpasser, et dans la mesure où il prend des risques et doit affronter des forces adverses.
Source : http://www.mjae.com/vertus.html .