Par Mathieu Rochette
(Tiré de La prise en passant, vol. 3, no 1, printemps-été 2017)
J’ai eu un immense plaisir à faire cette entrevue. Malgré son talent aux échecs, ainsi que sa grande culture générale, Piet est d’une modestie rafraîchissante. J’ai discuté plus de deux heures avec lui, j’ai posé de nombreuses questions sous tous les angles possibles, et franchement, le mot qui m’a semblé le plus approprié pour le décrire, c’est : gentleman.
Piet, tu n’es pas resté longtemps au Québec, mais tu as laissé ton empreinte partout. Que ce soit à l’université Concordia, à l’ASAM, à l’AQJÉHV, au CQPA, tu nous as laissé un souvenir très positif. Surtout, n’oublie pas, tu reviens nous voir quand tu veux !
MATHIEU :
À quel âge et comment as-tu découvert les échecs ?
PIET :
J’ai appris les règles très jeune. C’est à l’âge de 4 ou 5 ans, que mon oncle m’a enseigné les règlements de base. C’est drôle, j’ai encore des souvenirs de cette période-là. Au moment dont on parle, j’étais capable de jouer avec un jeu pour voyant. Toutefois, c’est quelques années plus tard que j’ai vraiment eu des cours d’échecs.
MATHIEU :
Pourrais-tu nous en dire plus ?
PIET :
Lorsque j’ai perdu ma vision, j’ai été dans une école adaptée pour malvoyants. Il y avait un professeur qui jouait aux échecs. Il était lui aussi handicapé visuel. Son nom est Didier Dalschaert. Il m’a enseigné les principes de base, les ouvertures, les finales, en d’autres mots, il m’a donné mes premiers cours d’échecs. Je dois beaucoup à Didier. C’est grâce à lui que j’ai été introduit dans les clubs de joueurs d’échecs pour voyants et malvoyants.
MATHIEU :
Tu avais quel âge à ce moment-là ?
PIET :
J’ai fait mes premiers tournois à l’âge de 10 ans.
MATHIEU :
Avais-tu déjà comme objectif de faire de la compétition de haut niveau ?
PIET :
Non, pas du tout. À l’époque, mon seul objectif était de battre mon frère. Il me battait dans tout ! Pour être honnête, le fait d’avoir du plaisir, ainsi qu’une progression constante dans mon activité préférée était suffisant pour moi.
MATHIEU :
Quel a été l’événement déclencheur ?
PIET :
Ça a été progressif. Toujours à partir de l’âge de 10 ans, je jouais toutes les semaines dans le club d’échecs à Courtrai, ma ville natale. Je me rappelle avoir reçu un livre en braille de l’un de mes amis. Je dévorais le peu qui était adapté, et je jouais vraiment beaucoup.
L’un des beaux souvenirs que j’ai, est lorsque j’ai gagné mon premier tournoi à l’âge de 11 ans. J’ai fini premier dans la catégorie des 15 ans et moins. Ça m’a donné énormément de confiance en mes capacités.
Au secondaire, j’ai eu le même problème que beaucoup de jeunes handicapés visuels qui sont nés dans les années 80. Il n’y avait pas beaucoup de documentation en braille, les ordinateurs n’étaient pas comparables à ce qui se fait aujourd’hui, et je n’avais pas Internet. Toutefois, nous étions quatre amis qui jouions ensemble le soir et les fins de semaines. C’est là que le jeu des échecs est lentement passé d’activité récréative à un passe-temps plus sérieux.
À l’âge de 13-14 ans, j’ai montré à mon oncle les parties que j’ai jouées. Ce qu’il faut savoir à propos de mon oncle, c’est qu’il est maître international. Pour lui, les échecs sont une science. Il avait un répertoire de plusieurs centaines de pages de parties analysées. C’était vraiment incroyable. Lorsqu’il a décidé d’enregistrer sur cassette les nombreuses connaissances qu’il possède, qu’il m’a offert de m’enseigner son savoir, c’est là que j’ai su que je voulais être maître à mon tour.
MATHIEU :
Incroyable ! C’est sûr qu’un maître international qui juge que tu as du potentiel, qui décide de te prendre sous son aile, ça doit être magistral pour ta confiance.
PIET :
Ah oui ! J’ai été choyé dans les gens qui me soutenaient. Didier, mon oncle et mes amis ont été incroyables pour moi. C’est fou le nombre de tournois scolaires, de clubs et de championnats que mes amis et moi avons faits ensemble.
MATHIEU :
Pourrais-tu nous parler un peu des tournois auxquels tu participais ?
PIET :
J’ai tellement de beaux souvenirs ! L’un d’entre eux est celui que j’ai gagné dans les 2000 et moins. J’avais 14 ans. Cela a fait coulé beaucoup d’encre. Un jeune aveugle de 14 ans qui gagne… Ouah ! C’était vraiment magnifique.
Mes comparses et moi avons gagné une année le tournoi scolaire par équipe. Tu sais, pour moi, ce qui était le plus intéressant, était surtout le fait que nous étions des amis qui progressions tous ensemble. Nous avons tous atteint les 2000 et plus, et nous avons eu vraiment beaucoup de plaisir à le faire en gang.
MATHIEU :
Je sais que tu as atteint le titre de champion mondial des aveugles, et celui de champion junior de Belgique. Pourrais-tu nous faire partager ces grands moments-là ?
PIET :
Ah ! C’étaient vraiment des beaux moments. Pour le titre chez les aveugles, c’était en 1999 en Belgique. Le tournoi avait lieu à mon ancienne école primaire, là où j’ai fait mes premières armes aux échecs. J’étais classé deuxième au classement général, juste derrière Adrien Hervais. Adrien était tout un joueur d’échecs. Il n’avait pas beaucoup de théorie à l’époque, mais quelle intelligence ! C’était vraiment un très très bon joueur. J’ai tellement un immense respect pour lui. Je me rappelle que le tournoi c’est joué – lui contre moi – à la 5e ronde. J’avais les Blancs. J’ai fini par avoir le gain, mais mon Dieu ! c’était toute une partie. Je me rappelle avoir été épuisé pendant plusieurs jours après notre duel.
Pour le titre de champion jeunesse de Belgique, c’était un an plus tard. C’était le tournoi le plus dur que j’aie disputé jusque-là. C’était un tournoi fermé. Nous étions 10 joueurs ayant une cote de plus ou moins 2200. C’est une chose de disputer une ou deux parties dans un tournoi contre du gros calibre, s’en est une autre de n’affronter que du gros calibre… Mais c’était vraiment incroyable comme expérience.
MATHIEU :
Quelle était ta cote à ce moment-là ?
PIET :
À 18 ans, j’ai atteint 2280. C’est d’ailleurs la plus grosse cote que j’aie eue.
MATHIEU :
Tu dis avoir été épuisé après ta partie contre Adrien. Dans l’année qui sépare les deux tournois, as-tu fait quelque chose de spécial pour t’entraîner à jouer 9 parties de très haut niveau ?
PIET :
Pas vraiment. J’ai toujours fait du sport, et j’ai toujours aimé faire de longues promenades avant ou après mes parties d’échecs. Je crois surtout que c’est l’expérience acquise qui a fait la différence. J’étais plus détendu et davantage concentré sur mon jeu. Je ne me laissais plus distraire par mes petites bévues.
MATHIEU :
Est-ce que ça a été le dernier tournoi que tu as fait ?
PIET :
Non ! Certes j’avais atteint mon objectif personnel. Mais j’ai encore joué quelques années. J’ai participé par la suite dans un tournoi de 2200 et plus. C’est là que j’ai remarqué une très grande différence entre mon jeu avec les pièces blanches ou les pièces noires. J’ai quand même fait 4 points sur 9. C’était vraiment bon. La plupart des personnes me donnaient 0 en 9…
Le dernier grand tournoi que j’ai fait était à Linares en 2001. C’était un tournoi de joueurs voyants, invités de très grosse pointure. Tous les grands de l’époque étaient là. Kasparov, Karpov, Polgar, Grichtchou, etc. En parallèle, nous avions organisé un tournoi de 10 joueurs malvoyants. C’était incroyable ! Smirnov, Crylov, Berlinsky, etc., étaient tous présents. J’ai été invité à titre de champion de la jeunesse. J’ai terminé le tournoi avec un pointage de 6 en 9. C’était vraiment un très beau moment dans ma vie. Par la suite, j’ai décidé de me concentrer davantage à mes études.
MATHIEU :
Est-ce que c’était désormais trop difficile ? Ou peut-être une perte d’intérêt ?
PIET :
Cela deviens très demandant. Ce n’est pas juste le temps que tu investis, c’est également de trouver les ressources pour faire des tournois, payer un entraîneur, etc. La Belgique n’a pas un bon support auprès des joueurs d’échecs. Juste pour vous donner un exemple, les Pays-Bas ont 17 grands-maîtres, et nous, 3. Tout ça pour dire que ce n’est pas seulement une question de savoir si je suis prêt à doubler le temps accordé aux échecs, c’est aussi d’être prêt à mettre du temps à trouver l’argent qui me donnerait une chance de progresser du statut de joueur amateur à celui de maître international. Je savais que si je continuais à jouer, il me faudrait y mettre plus de travail que je ne pouvais en fournir. J’ai atteint le niveau que je désirais, et maintenant, c’était le temps de me concentrer davantage à l’université. J’ai tout de même continué à jouer pour le plaisir dans des tournois jusqu’en 2008. Par la suite, j’ai pris une pause complète jusqu’en 2014. Depuis, je continue de m’amuser quand j’ai le temps.
MATHIEU :
Je suis content d’entendre ton histoire. Je m’aperçois que j’avais peut-être été mal informé. J’avais entendu dire que, suite au refus catégorique d’un adversaire voyant d’annoncer ses coups et de déplacer tes pièces sur son échiquier, tu avais arrêté de jouer dans des tournois.
PIET :
Oui et non. Cette histoire s’est produite en 2003 ou 2004. Ce n’était pas le premier à agir de la sorte. Il y avait des joueurs qui refusaient de jouer sur deux échiquiers. C’était vraiment ridicule.
Je me rappelle, dans un tournoi fermé, l’arbitre principal m’a dit que je devais avoir un bénévole qui déplacerait les pièces sur l’échiquier pour voyant. Il y a un règlement qui stipule quelque chose sur ça à la FIDE. Mais ce n’était pas vraiment clair qui devait trouver l’aide. Je ne veux décourager personne. Ce n’est pas arrivé systématiquement à tous les tournois que j’ai faits. Je dirais que c’est peut-être 5 % du temps. C’est frustrant, mais en même temps, quand tu fais une activité, il y a toujours des embûches. Néanmoins, quand tu aimes ce que tu fais, tu passes par-dessus.
MATHIEU :
Après avoir gagné le championnat national de la jeunesse, tu ne devais pas recevoir automatiquement le titre de maître ? Comment ce fait-il que tu n’aies jamais eu ta certification ?
PIET :
Ce n’est pas clair. Je crois qu’ils m’ont tout simplement oublié. C’est dur d’obtenir un contact direct avec la FIDE. Je sais que l’arbitre du tournoi a fait des démarches en ce sens, mais au final, je n’ai jamais eu de nouvelles.
Lorsque le président est mort, il s’est produit beaucoup de changements dans l’organisation. Je crois qu’ils ont tout simplement oublié de donner des titres à quelques personnes. Mais bon, je ne suis pas fâché. Je sais que, officieusement, je suis maître. Je vis très bien avec la situation.
MATHIEU :
Tu utilises souvent le terme d’amateur. Pourrais-tu s’il-te-plaît nous expliquer selon toi, la différence entre un amateur et un professionnel ?
PIET :
Selon moi, c’est après avoir atteint une cote de 2300, ou lorsque tu commences à être payé et ou à être invité à participer à des compétitions gratuitement, ce qui te permet de faire de l’argent, et du coup, être capable de gagner ta vie, que tu deviens un professionnel.
En d’autres mots, un jour tu joues pour toi, et le lendemain, tu joues pour les invitations des autres. Et c’est un peu ça la nuance pour moi. Je joue pour effectuer des belles combinaisons et non pas pour 200 euros.
MATHIEU :
Très intéressant ! Et qu’as-tu fait pour arriver à atteindre tes objectifs de joueur d’échecs ?
PIET :
La semaine, dès que mes devoirs d’école étaient une chose du passé, je jouais de 2 à 3 heures aux échecs. J’aimais beaucoup le samedi et le dimanche ! Il n’y avait pas d’école, alors je pouvais jouer beaucoup plus. Bref, je jouais tout le temps.
MATHIEU :
Je comprends que tout ton temps libre était utilisé au profit du jeu d’échecs. Avec le recul, as-tu l’impression que tu es passé à côté de quelque chose d’autre ?
PIET :
Non, pas du tout. Je n’étais pas un fêtard, et comme je jouais avec des amis, je n’étais pas reclus dans un sous-sol lugubre. C’est ce que j’ai vécu. Je n’ai pas l’impression d’avoir manqué de quoi que ce soit. J’ai l’impression que j’ai arrêté à temps. Si j’avais fait taire ma passion pour l’art et la littérature, si j’avais rayé l’université d’un coup de dactylo braille, là, je crois que j’aurais peut-être du regret.
Il faut dire que j’ai toujours considéré les échecs comme un loisir. C’est une discipline qui m’a fait voyager, qui m’a donné une incroyable confiance en mes capacités personnelles, qui m’a procuré beaucoup de beaux moments avec mes amis, etc. Et cela reste un jeu magique pour moi. Je dois encore me discipliner à arrêter de regarder des parties pour faire mon travail !
MATHIEU :
As-tu toujours joué le même style échiquéen ?
PIET :
C’est très drôle ça ! À l’époque, comme mon oncle jouait la catalane, une ouverture hyper positionnelle, c’est ce que je jouais. Avec les Noirs, j’ai toujours préféré le jeu ouvert et dynamique. Maintenant, comme j’en ai eu marre de jouer un jeu fermé avec les Blancs, j’ai décidé d’aller dans les lignes de e4. Avant, je pouvais passer toute la partie pour ne capturer qu’un seul pion. Maintenant, disons que je prends plus de risques et que j’aime que ça bouge.
MATHIEU :
Quel est le ou quels sont les joueurs qui t’ont influencé ?
PIET :
Il y a plusieurs joueurs. Autres que mon oncle, j’aime surtout Capablanca et Fischer. J’aimais la clarté de leur jeu. Toujours simple, et constamment impitoyable.
MATHIEU :
Penses-tu faire un retour à la compétition de haut niveau un jour ?
PIET :
Je ne sais pas. Je continue à jouer de petits tournois pour le plaisir, comme à Québec avec le CQPA, mais je ne projette pas de revenir à l’international. Remarque, on ne sait jamais ce que l’avenir nous réserve.
MATHIEU :
Pour terminer, en quelques mots, quels conseils donnerais-tu à quelqu’un qui désire progresser aux échecs ?
PIET :
La pratique. Ne pas se contenter de jouer avec des amis. Prendre le temps et faire les efforts de trouver du matériel accessible. Par exemple, il y a chessgames.com. Il faut toujours prendre le temps de faire des exercices si on veut s’améliorer.