Par Mathieu Rochette
(Tiré de La prise en passant, vol. I, no 1, automne-hiver 2016)
Lorsque l’idée nous est venue de produire un bulletin pour les membres de l’AQJÉHV, l’un des projets qui me tenaient le plus à cœur était d’initier une série d’entrevues inspirantes avec quelques-uns de nos meilleurs joueurs handicapés visuels au Québec. C’est avec beaucoup d’humilité que, n’ayant jamais fait d’entrevues auparavant, j’ai amorcé cette série auprès de nul autre que notre champion actuel, Bertrand Auger, qui a bien voulu me faire l’honneur d’un brin de causette.
Je tiens à souligner le fait que Bertrand est le premier handicapé visuel au Canada à avoir obtenu sa certification de joueur expert à la Fédération québécoise des échecs. Il est aussi la preuve que, même en s’y mettant relativement tard, on peut atteindre un excellent niveau et qu’il n’est pas nécessaire pour cela d’avoir été un enfant prodige, du genre qui apprend à jouer aux échecs avant de savoir marcher.
Je te remercie encore une fois, Bertrand, pour le temps que tu m’as accordé. C’est une chance formidable, qu’il me fait plaisir de partager ci-dessous avec nos lecteurs.
MATHIEU :
J’aimerais amorcer notre entrevue par une question sommes toutes de base. Comment ton aventure échiquéenne a-t-elle débuté ?
BERTRAND :
Mon premier contact avec les échecs s’est fait grâce à mon grand-père. Il m’a offert, à Noël 1967, un magnifique jeu d’échecs. Pour vous situer, j’avais 15 ans à ce moment-là. Je ne savais pas jouer. J’avais entendu parler du jeu auparavant, mais je jouais plutôt aux dames à l’époque. À l’aide d’un petit livre, et en compagnie d’un ami qui habitait dans la même rue que moi, j’ai appris les règles de base. C’est principalement l’été suivant, en 1968, que j’ai consacré tous mes moments libres à jouer avec mes amis dans mon quartier. D’ailleurs, je possède encore un cahier des parties que j’ai jouées durant cet été-là.
MATHIEU :
Donc, tu notais déjà tes parties dès tes premières armes, Exactement comme le font les professionnels ! Parlant de professionnels, est-ce que tu as eu un mentor à tes débuts ?
BERTRAND :
Non. Un de mes amis m’a montré comment annoter mes parties. De plus, comme cette personne était abonnée au Soleil, j’ai commencé à lire dans ce journal les parties qui étaient présentées. Je dois confesser que je ne comprenais pas toujours les combines, mais je prenais le temps de les lire tout de même. Également, ce qui m’a énormément aidé, c’est un livre que j’ai emprunté à la bibliothèque, intitulé Traité pratique du jeu d’échecs, écrit par le docteur Siegbert Tarrasch. Ça m’a donné mes premières bases et fait comprendre plusieurs principes échiquéens.
En septembre-octobre 1968, j’ai commencé à fréquenter un club d’échecs sur la Rive-Sud. C’est là que j’ai connu mon premier mentor, Martin Fecteau. Il me battait tout le temps, mais quel enseignement il m’a transmis ! Grace à Martin, j’ai atteint un niveau suffisant pour être capable de suivre le championnat du monde en 1972, entre l’Américain Bobby Fischer, et le tenant du titre, le Russe Boris Spassky.
MATHIEU :
Dis-moi, Bertrand, nous savons qu’avant Fischer, les échecs n’étaient pas très populaires en Amérique du Nord. Mais suite à son ascension, y a-t-il eu un impact direct sur toi et sur le milieu échiquéen québécois ?
BERTRAND :
C’est sûr que Bobby a fait connaître le jeu d’échecs mondialement, en plus de le démocratiser. Avant 1972, la moyenne d’âge des joueurs était de 40 à 60 ans, presque toujours habillés d’un veston cravate, en Messieurs bien établis. C’était intimidant de venir jouer dans leur cercle. Suite aux succès de Fischer, une vague de jeunesse a déferlé. Beaucoup de gens se disaient, si, à 14 ans, un jeune est capable d’être champion des États-Unis, et plus tard du monde, pourquoi pas moi ?
MATHIEU :
Pour ta part, est-ce que ça t’a motivé à te rapprocher davantage du milieu ?
BERTRAND :
Ah ! oui ! Le fait que plus de jeunes s’intéressent aux échecs m’a donné une idée plus réaliste et intéressante de mon propre niveau et des possibilités de comparaison entre personnes de mon âge, qui débutaient sensiblement en même temps que moi. Étant plus nombreux de notre groupe d’âge, on devenait aussi moins timides.
MATHIEU :
Quand as-tu commencé à être actif dans les tournois québécois ?
BERTRAND :
En 1969-1970, j’ai commencé à faire des tournois. Je me rappelle de mon premier gros tournoi sur la scène québécoise. C’était en 1970 à Montréal, dans le cadre du championnat junior du Québec. Bon, j’ai pas fait une grosse performance. Je me disais, c’est de l’expérience en banque pour le futur. Un peu comme toi, quand tu es venu à Trois-Rivières avec Pierre Lambert, Chantal Nicole et moi l’année passée. Il faut débuter quelque part. L’un des objectifs tout de même est d’avoir du plaisir avec des amis quelques fins de semaines par année à l’extérieur de chez soi. J’ai assisté à beaucoup de tournois sans y jouer. Je me déplaçais pour tout simplement observer et apprendre.
MATHIEU :
C’est intéressant, ce que tu viens de nous partager. Tu dis que tu assistais simplement à des tournois sans y jouer ?
BERTRAND :
Oui. Je suis allé régulièrement voir des parties dans le cadre du championnat ouvert du Québec. J’aime regarder les parties sur les démonstrateurs, aller observer les maîtres et grands-maîtres dans les salles d’analyse, l’ambiance particulière des tournois de calibre élevé, etc. J’ai eu la chance d’assister à deux tournois de très haut niveau. L’un était un quart de finale du championnat du monde au Nouveau-Brunswick en 1988. Accompagné d’un ami, on est restés une semaine à suivre attentivement les huit compétiteurs. L’autre était à Québec en 1989. J’ai assisté à la demi-finale du championnat du monde entre Kevin Spraggett et Arthur Yusupov. Je crois sincèrement que pour s’améliorer, il est très important non seulement de jouer des parties mais également d’en regarder.
MATHIEU :
Je sais que je vais chercher loin dans tes souvenirs. Serais-tu capable, de façon chronologique, en utilisant ta cote de joueur comme indice, de nous parler de ta progression depuis ton début sur le circuit en 1969-1970 ?
BERTRAND :
Dans les années 80, j’ai atteint une cote entre 1800 et 1900. C’est en 1987, après 18 ans de pratique, que j’ai dépassé le 2000 de cote. Pour ceux qui ne le savent pas, lorsque tu atteins 2000 points, la fédération dont tu es membre te remet un certificat prouvant ton titre d’expert. Par la suite, entre les années 1987 et 1993, je me suis toujours maintenu dans les environs de 2100.
En 1988, j’ai été dans un championnat fermé du Québec. J’ai eu la chance de compétitionner avec des joueurs tel que Jean Hébert, Sylvain Barbeau, Igor Ivanov, Alexandre Lesiège, qui est devenu grand-maître, François Léveillé, qui a déjà été champion du Québec, bref, les meilleurs joueurs de la province. Nous étions 12 joueurs au total. C’était un tournoi en rotation, soit 11 parties. Si on veut utiliser le mot « carrière » en ce qui me concerne, c’est là le tournoi le plus gros auquel j’ai participé. Depuis, je me suis toujours maintenu à environ 2000 de cote.
MATHIEU :
Quelle place les échecs ont-ils prise dans ta vie ?
BERTRAND :
Depuis les 50 dernières années, il est rare que j’aie passé une journée sans regarder un petit quelque chose sur les échecs. Un chapitre d’un livre, une chronique quelconque, une partie, un article de journal ou de revue, etc. Il y a bien eu une année, entre 1992 et 1993, où je n’ai pas joué du tout. Suite à une performance lamentable durant un tournoi, j’ai décidé de prendre une pause salutaire. J’en ai profité pour lire davantage et jouer quelques parties avec des amis pour le simple plaisir. Depuis lors, environ tous les 3 ou 4 ans, je m’accorde une pause de quelques mois sans aucune compétition. Je trouve ça bénéfique. Cela me permet de recharger mes batteries et de réalimenter le feu sacré.
MATHIEU :
J’aimerais qu’on parle de ton style de jeu. Malgré les décennies d’expérience que tu possèdes à ce jour, tu ouvres toujours avec les mêmes lignes d’idées, et j’ai remarqué que tu prends toujours ton temps. Tu sembles toujours calme, en contrôle, détendu. Dis-moi, y a-t-il quelqu’un qui t’a influencé dans ta manière de jouer ? Est-ce que tu as toujours ouvert de la même façon ?
BERTRAND :
J’avais un collègue, dans les années 73-74, qui m’a photocopié un livre dont le titre est Flanc Opening. C’est un ouvrage qui traitait les systèmes de cavalier f3, pion c4, g3, etc. Ce livre m’a beaucoup marqué. Ce type d’ouverture ressemble à ma personnalité. Comme tu le mentionnais plus tôt, je suis quelqu’un de tranquille, qui préfère des mouvements sécuritaires. J’aime les parties fermées. Je n’aime pas les mauvaises surprises à l’ouverture.
Avec les Noirs, je suis un joueur de la défense française. Wolfgang Uhlmann, un très bon joueur dans les années 1970, avait un style à peu près dans mes cordes. Il ouvrait avec Cf3, c4, etc., et avec les Noirs, il jouait également la défense française contre e4, qui était franchement populaire dans ces années-là. Avec la défense française, cela va transformer un type d’ouverture ouvert, en un type d’ouverture plutôt fermé, contrairement, par exemple, à la partie sicilienne, 1. e4 c5., qui est dans la thématique des ouvertures de type ouvert. Lorsque quelqu’un ouvre avec Cf3 ou d4, bref, une ouverture de type fermé, j’ai l’impression de jouer contre moi-même. Dans ces cas-là, je me sens en confiance, comme si je n’avais qu’à suivre les pas de danse.
Avec les Blancs, Capablanca est le joueur qui m’a le plus inspiré. Certes, il jouait certaines parties avec les systèmes de pion e4, et avec les Noirs il répondait e5 sur e4, mais j’aimais regarder ses parties. Il me donnait l’impression que tout était simple.
Toutefois, je dois dire que celui qui m’a le plus impressionné, c’est Nimzowitsch. Même si ses livres datent des années 1925, son analyse et sa vision unique du jeu d’échecs sont toujours d’actualité. Je consulte régulièrement ses ouvrages. Les différents thèmes, tels que : la 7e rangée, les colonnes ouvertes, la paire de fous, le cavalier bien centralisé, le roi protégé, le ou les pions passés, etc., voilà des notions que tout joueur doit connaître.
MATHIEU :
Comment perçois-tu les échecs des années 60-80 comparativement à aujourd’hui chez les handicapés visuels ?
BERTRAND :
Je me rappellerai toujours la première fois que j’ai été invité par Jean-Marie Lebel à venir participer au tournoi d’échecs dans l’édifice de la rue Beauregard à Longueuil. J’ai d’ailleurs encore chez moi des photos qui me sont précieuses. Jean-Marie m’a sollicité d’abord comme joueur, et en second lieu, pour partager mon expérience personnelle comme joueur chez les voyants.
Honnêtement, je trouve que les joueurs non-voyants ont énormément de mérite. Il n’y avait pas beaucoup de livres, journaux et revues adaptés à cette époque-là. Moi, je suis certes considéré handicapé de la vue, mais il reste que j’ai un très bon résidu visuel. J’étais impressionné de voir toutes ces personnes avec leurs jeux adaptés. Je trouve qu’il faut avoir toute une patience pour lire en braille, déplacer les pièces sur son jeu, retrouver sa place dans le livre, défaire le jeu pour le remonter différemment, etc. Aujourd’hui, avec l’avancée de la technologie, il existe beaucoup plus d’ouvrages accessibles, et quelques méthodes de travail plus adaptées. Il y a maintenant des livres audio, des ouvrages en format électronique, des banques incommensurables de parties transcrites, des livres en braille, etc.
Je ne sais pas s’il va lire l’entrevue. Néanmoins, j’aimerais mentionner ma très grande admiration envers Pierre Lambert. Il venait tout juste de perdre la vue, et il a appris à jouer de A à Z à l’âge de 17 ans. Il est impliqué aux échecs chez les jeunes au Nouveau-Brunswick depuis plusieurs années. Il joue encore à ce jour et est toujours un excellent joueur d’échecs.
Je sais que pour les jeunes, l’internet fait partie intégrante de leur vie, et il est peut-être difficile pour eux d’imaginer comment on communiquait avant. Je me rappelle qu’en 1972, lors du championnat du monde, j’étais avec des amis rassemblés au club d’échecs, et nous suivions les parties par télégraphe ! À toutes les 30 minutes, à tour de rôle, nous descendions voir s’il y avait eu des coups d’imprimés. Nous les analysions, et attendions que le télégraphe se manifeste de nouveau. Ça donne peut-être l’impression d’être à l’époque préhistorique, et peut-être que ça l’était, mais c’est ainsi que ça se passait il n’y a pas si longtemps. Il était indispensable de développer un minimum de patience.
MATHIEU :
Certains pays considèrent les échecs comme une discipline sportive. J’ai découvert récemment divers articles et reportages qui mentionnaient les risques liés à cette discipline de l’esprit. J’ai appris qu’une bonne condition physique, notamment, est très importante pour bien performer, même si, proprement parlant, les échecs ne sont pas une discipline physiquement exigeante. Est-ce que tu mets en pratique une philosophie particulière, que ce soit avant, pendant ou après les compétitions auxquelles tu participes ?
BERTRAND :
Je pense que c’est un peu comme n’importe quelle activité humaine. Lorsque tu veux performer dans un domaine, tu dois t’entraîner. Je ne suis pas un maniaque de l’entraînement physique, mais je m’organise, par exemple, pour faire le plus de trajets possible à pied. À l’occasion, je fais un peu de natation, du jogging et du vélo. J’ai adopté la pensée suivante : tant qu’à faire quelque chose, aussi bien le faire de la bonne façon. Autre exemple, lorsque je joue dans un tournoi, je n’irai jamais manger une grosse pizza extra large avant une partie : c’est le meilleur moyen de tomber endormi devant ton adversaire.
MATHIEU :
Que penses-tu de la nouvelle tendance à avoir des champions du monde plus jeunes et des règnes relativement courts ? Est-ce que c’est quelque chose de bien ou pas à long terme ?
BERTRAND :
C’est comme toute chose. Le monde évolue de plus en plus vite. Avant l’ère des communications électroniques, comme je le disais plus tôt, l’information était moins évidente à trouver. Aujourd’hui compte tenu de la démocratisation du jeu d’échecs, de l’efficacité des communications, du fait que le matériel de départ est peu dispendieux, c’est parfaitement normal qu’il y ait plus de jeunes champions. Surtout dans les pays qui considèrent les échecs comme un sport. Cela a contribué à débloquer les fonds nécessaires pour promouvoir, développer et encourager davantage la pratique des échecs. Honnêtement, j’aime ce que je vois. Je trouve que la qualité du produit est de mieux en mieux. De plus, les meilleurs joueurs, tout comme les athlètes dans d’autres disciplines sportives, peuvent maintenant vivre de leur passion.
MATHIEU :
En terminant, quel conseil donnerais-tu aux nouveaux venus dans le monde des échecs ?
BERTRAND :
Selon moi, la phrase-clé est, comme le disait Socrate : connais-toi toi-même. Et bien que cela soit applicable à bien d’autres disciplines, c’est particulièrement vrai en ce qui concerne le jeu d’échecs, à cause de son caractère individuel qui nous enseigne, entre autres choses, que le succès ne dépend que de soi. Mon père me disait tout le temps : tu récoltes ce que tu sèmes. C’est primordial de jouer pour le plaisir avant toute chose, car la défaite n’est que le début de l’apprentissage. Amusez-vous, persévérez et tout ira bien.